Dans la mythologie grecque, Mètis est une déesse Océanide, fille d’Océan et de Thétys. Elle est la première épouse de Zeus et la mère d’Athéna, déesse de la sagesse, de la prudence, de la stratégie, de la guerre et des artisans.

Métis apparaît pour la première fois chez Hésiode, qui la décrit comme « celle qui sait plus de choses que tous les dieux et tous les hommes mis ensembles ». Elle sera présente tout au long de la civilisation grecque, c’est-à-dire durant plus d’un millénaire.

Pour les anciens grecs, le mot métis est d’abord un nom commun, qui désigne une forme particulière d’intelligence qui est faite d’habileté, d’adaptation, d’astuces, de stratagèmes.

Etymologiquement, la mètis peut se traduire par « science, sagesse, adresse, habileté, art, ruse », selon le contexte où elle est employée. Elle représente une intelligence efficace, agissante, capable de prévoir une réalité en perpétuelle évolution et de s’y adapter immédiatement. Pour les grecs, la mètis repose moins sur la connaissance théorique que sur les capacités naturelles et l’expérience acquise.

Les Grecs pensent que « seul le même peut agir sur le même » et que « seul le même peut connaître le même ». Il faut que l’intelligence se rende semblable à l’objet auquel elle s’applique. Face au monde aléatoire, changeant, qui prend toutes les formes et bien souvent incertain, l’intelligence doit se faire elle-même plus polymorphe, plus souple et plus adaptative que ce qu’elle essaie de connaître. Elle doit être apte à conjecturer, à travailler à partir du vraisemblable plus que du connu pour être efficace et obtenir le résultat attendu.

On peut donc définir la mètis comme une aptitude à s’adapter aux situations ambiguës, mouvantes, où règnent la multiplicité et la diversité, et qui exige moins la force que la ruse, et qui n’exclut pas des pratiques qui peuvent être perçues comme « magiques ». On peut l’associer à la notion de sophia, prise dans un sens pré-platonicien (habileté, savoir-faire, connaissance pratique).

Dans le domaine de la rhétorique, elle est utilisée par les Sophistes pour parler des hommes  qui ont assez de flair et d’astuce pour deviner à l’avance ce qui va se produire.

Dans le monde animal, elle est employée pour désigner deux animaux qui aux yeux des grecs ont ce type particulier d’intelligence :

  • Le renard, parce qu’il a la capacité de tromper l’adversaire en se retournant, en faisant que l’avant devienne l’arrière. Son intelligence lui permet de se retourner à 180°, de retourner sa manière de penser pour l’emporter sur son adversaire ;
  • Le poulpe, la seiche parce que ce sont des animaux d’une souplesse incomparable, qui peuvent prendre toutes les formes, qui peuvent se modeler sur toutes les situations, prendre la couleur du rocher, se confondre avec le sable, et dans la mer, sécréter une espèce d’encre qui crée l’obscurité au sein des flots et qui leur permet d’être à la fois l’animal qui échappe à toute les prises et qui surgit à l’improviste pour arriver à leur fin.

Nous reprenons ci-dessous des extraits du très beau livre de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant intitulé « Les ruses de l’intelligence, la mètis des grecs » édité par Champs Essais en 1974. Les chiffres en parenthèses indiquent les pages d’où sont extraites les citations.

La mètis est une forme d’intelligence de pensée, un mode du connaître. Elle implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements individuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise. Elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux. (10)

La capacité intelligente que désigne mètis s’exerce sur des plans très divers, mais où toujours l’accent est mis sur l’efficacité pratique, la recherche du succès dans un domaine de l’action. (18)

L’homme à la Mètis se montre, par rapport à son concurrent, tout à la fois plus concentré dans un présent dont rien ne lui échappe, plus tendu vers un avenir dont il a par avance machinés divers aspects, plus riche de l’expérience accumulée dans le passé. Cet état de préméditation vigilante, de présence continue aux actions en cours, les Grecs l’expriment par les images de l’aguets, de l’affût. (21)

Elle porte sur des réalités fluides, qui ne cesse jamais de se modifier et qui réunissent en elle, à chaque moment des aspects contraires, des forces opposées. (27)

Pour dominer une situation changeante et contrastée, elle doit se faire plus souple, plus ondoyante, plus polymorphe que l’écoulement du temps : il lui faut sans cesse s’adapter à la succession des événements, se plier à l’imprévu des circonstances pour mieux réaliser le projet qu’elle a conçu. La victoire sur une réalité ondoyante, que ces métamorphoses continues rendent presque insaisissable, ne peut être obtenue que par surcroît de mobilité, une puissance encore plus grande de transformation. (28)

C’est cette connivence avec le réel qui assure son efficacité. Sa souplesse, sa malléabilité lui donnent la victoire dans les domaines où il n’est pas, pour le succès, de règles toutes faites, de recettes figées, mais où chaque épreuve exige l’invention d’une parade neuve, la découverte d’une issue cachée. (29)

Les liens sont les armes privilégiées de la mètis. La mètis est l’art des liens. (48)

Aussi haut qu’on puisse remonter, le vocabulaire de la mètis l’associe à des techniques dont le rapport avec la chasse et la pêche est manifeste. On tisse, on trame, on tresse, on combine comme on tisse un filet, comme on tresse une nasse, comme on combine un piège à la chasse. (54)

La Mètis préside à toutes les activités où l’homme doit apprendre à manœuvrer des forces hostiles, trop puissantes pour être directement contrôlées, mais qu’on peut utiliser en dépit d’elles, sans jamais les affronter de face, pour faire aboutir par un biais imprévu le projet qu’on a médité. (57)

Personnage central de la mythologie grecque, le pilote s’impose par une qualité majeure : il a reçu en partage la Mètis. Sophocle met la navigation en première place dans la liste des entreprises de l’être plein de ressources. Trouver son chemin, ruser avec le vent, être sans cesse sur le qui-vive, prévoir l’occasion la plus prompte pour agir, toutes ces activités, toutes ces manœuvres (ces machinations disent les Grecs) exigent une intelligence à multiples facettes. Confronté avec la mer, un espace où un seul instant voit souffler des brises contraires de points opposés du ciel, le pilote ne peut le dominer qu’en faisant preuve lui-même d’un semblable polymorphisme et d’une polyvalence égale. (215)

Se montrer prévoyant, faire preuve de vigilance, mener droit le navire, ce sont quelques-uns des aspects essentiels de la mètis du navigateur. Plongé dans la mouvance de la mer, l’homme de barre met toute son intelligence à corriger les écarts du navire à coups de gouvernail et à diriger sa course en se guidant sur les points de repère que les astres lui tracent sur la voûte du ciel. Diriger, redresser, mener droit, ce sont des expressions banales dans le vocabulaire de la navigation, mais leur banalité même souligne, dans l’art du pilote, l’importance d’un projet qui est tout autant habileté à prévoir la route que capacité de fixer le regard sur le terme ultime de la course (216)

Dans leur analyse de ce que nous avons jusqu’à présent appelé l’intelligence pratique, Platon et Aristote discernent deux qualités majeures, qui se combinent pour dessiner le modèle conceptuel le plus apte à prouver que la mètis procède obliquement, qu’elle va droit au but par le chemin le plus court, c’est-à-dire par le détour.

  • La première de ses qualités intellectuelles met en lumière la relation nécessaire entre la mobilité de l’intelligence et sa rapidité d’action. C’est la finesse d’esprit, où l’accent est mis sur la vivacité et sur l’acuité. Elle consiste à se montrer le plus agile et le plus prompt à débrouiller ses résolutions et ses idées, qu’il s’agisse de délibérer ou de mener une recherche intellectuelle.
  • Cette qualité intellectuelle et pour ainsi dire inséparable d’une autre : la justesse du coup d’œil. Une intelligence aiguë ne va pas sans visée, elle implique une aptitude à atteindre le but proposé. Dans les différents domaines où intervient la mètis, la justesse du coup d’œil est aussi importante que l’agilité de l’esprit. (297)

Rapidité et justesse de coup d’œil : en retenant ces deux concepts pour cerner le caractère spécifique de la mètis, Aristote et Platon choisissent d’insister sur la nature stochastique de l’intelligence pratique. (298)